
Le second Tableau d’EUROPE qui t’appelles Mémoire se présente sans subdivision par scènes. Nous irons donc, longuement ballottés par les flots et les mots de Jean Tordeur, vers des anges de prière et de pierre qui sont autant d’ancres au creux des tempêtes, d’espoirs au fond des défaites, d’éveils au bord de l’oreille, enfin d’accords solidaires : ainsi les chantiers vont s’ensoleiller et se consolider les équipages. De la mémoire vont jaillir les inventions, afin que l’homme ne soit plus ni loup ni lion, mais qu’il endigue les ravages tout en cultivant les rivages, qu’il appelle à pacifier la vie sans l’opacifier, sachant que le sel de la terre est un appel qui désaltère et que l’humain regard est fait pour voir au loin, certes – comme Eur-Ope, mais pour mieux prendre soin.
DEUXIEME TABLEAU
Sur le pont du bateau, en mer
<<<
FABER
Nous avons dormi dans la cale.
PREMIERE VOIX DE FEMME
… Nous avons rêvé de toi, Europe.
Chaque nuit,
nous comprenons que nous t’avons quittée.
FABER
Et,
tout le jour,
notre cœur allant et venant comme les vagues,
nous t’aimons et te détestons,
puis
nous aimons et nous détestons
la terre qui nous attend.
PREMIERE VOIX D’HOMME
Tous les jours
douze heures pour le regret
et,
sur le soir,
une heure d’espérance.
DEUXIEME VOIX DE FEMME
Puis vient la nuit.
CHŒUR
Puis vient la nuit.
DEUXIEME VOIX DE FEMME
Et nous rêvons.
LE CHŒUR
Et nous rêvons de toi, Europe.
<<<

2e DEMI-CHŒUR
Qu’on la jette à la mer. A la mer. A la mer !
1er DEMI-CHŒUR
Elle disait,
elle disait
qu’Europe s’appelle Mémoire.
LA FEMME
Je le dis,
je le crie.
Je le crierai si fort
que vous l’entendrez toujours.
LE CHŒUR
Qu’allons-nous faire ?
Comment oublier ?
Comment devenir sourds ?
Aveugles ? Muets ?
Comment vivre et ne plus exister ?
FABER
C’est la nouvelle terre qu’il nous faut !
<<<
PREMIERE VOIX D’HOMME
Mais c’est aujourd’hui qu’on vit !
FABER
Aujourd’hui ? Ah ah ah !
Aujourd’hui
l’homme
ne peut plus marcher sans règlement,
il ne peut plus manger sans règlement
et plus gagner son pain
et plus aimer comme il veut.
VOIX ALTERNÉES
Et ils donnent des papiers pour tout !
Les contingents, les ayants-droit.
Les certificats pour venir au monde.
Les chômeurs obligatoires.
Les assujettis.
Les économiquement faibles.
Les certificats pour le bonheur et pour l’amour et pour la mort.
FABER
Mais ils parlent tous de l’esprit.
VOIX ALTERNÉES
Et des principes éternels.
De la civilisation.
Des colonnes grecques.
Des cathédrales.
De Jésus-Christ.
Du bien commun.
FABER
Et ils travaillent tous pour le bien.
LE CHŒUR
Tous pour le bien.
<<<

FABER
Et voilà !
Sur cette eau
loin des terres
nous ne savons plus rien,
rien d’autre que ceci,
c’est qu’on est bien ici
sur l’eau :
c’est qu’on est bien loin de la terre.
PREMIERE VOIX D’HOMME
Je suis fatigué de l’Europe.
PREMIERE VOIX DE FEMME
Je suis fatigué de l’Amérique.
DEUXIEME VOIX D’HOMME
Je suis fatigué de l’Asie, de l’Afrique
et des Îles sous le Vent.
TROISIEME VOIX D’HOMME
Je suis fatigué de la Lune, des Etoiles
et de la Voie Lactée.
LE CHŒUR
Je suis fatigué d’être fatigué,
je suis fatigué
de vouloir
puis de ne plus vouloir,
de comprendre
puis de ne plus comprendre.
Je suis fatigué d’être homme.
LA FEMME
Et moi
je vous dis
qu’elle s’appelle Mémoire.
LE CHŒUR
Oublier. Oublier. Oublier.
LA FEMME
Qu’elle s’appelle Mémoire
et que vous ne l’oublierez pas.
PREMIERE VOIX D’HOMME
Tais-toi. Oh ! tais-toi, femme !
LA FEMME
Je ne sais pas vous dire, moi,
mais je vois, mais j’entends.
FABER
Que vois-tu ? Qu’entends-tu ?
LA FEMME
Je vois
des lieux où je n’ai pas été avec mon corps
et cependant je les connais.
LE CHŒUR
Tais-toi, oh ! femme, tais-toi !
DEUXIEME VOIX D’HOMME
Parle, parle, parle femme !
LA FEMME
Je ne vois plus.
Non ! Oui, oui, oui, c’est cela !
Oui je vois ! Oui je comprends !
LE CHŒUR
Parle, parle, parle femme !
LA FEMME
Je marche dans un chemin là-bas :
Je ne suis pas seule, vous comprenez ?
(criant) Je ne suis pas seule :
Il y a des voix qui parlent.
FABER
Quelles voix ?
LA FEMME
Je ne sais pas.
Des voix de terre. Des voix de ciel.
Des voix de pierre.
PREMIERE VOIX D’HOMME
Que disent-elles ?
LA FEMME
Je ne sais pas. Je suis trop faible.
Mais je vois, mais j’entends.
Mais je le vois et je l’entends.

PLUSIEURS VOIX
Qu’est-ce que c’est ?
De qui tu parles ?
LA FEMME
Il a la tête penchée dans le ciel.
Il n’appelle pas. Il sourit.
PREMIERE VOIX D’HOMME
Qu’on la jette à la mer !
LA FEMME
Puisque je vous dis que je le vois !
TROISIEME VOIX D’HOMME
Narratrice ! A la mer, à la mer !
LA FEMME
C’est un ange de pierre.
<<<
J’appelle l’Ange de Reims !

Je ne sais pas si tu existes dans le ciel
mais je te vois sur la terre.
Tu es de pierre mais je sais que tu parles.
Si tu as quelque chose à dire, dis-le !
FABER
Qui es-tu dans le ciel ?
sur la terre ou sur l’eau
Qui es-tu qui souris à cette folle ?
L’ANGE
Je suis ta mère et ta femme,
je suis ton fils et ton père,
je suis ton cœur et tes mains,
je suis ton sang et ton âme,
je suis Europe enfin que tu persécutes.
<<<
PLUSIEURS VOIX
C’est pas facile de vivre.
Si c’est pour te moquer, laisse-nous, Ange de Reims !
On n’a pas pu des anges.
On ne croit pas en Dieu, nous.
TROISIEME VOIX DE FEMME
Nous sommes ici, au milieu de l’eau.
Que faut-il faire ? C’est notre seule vie !
LA FEMME
Dis-leur qu’Europe est leur pays.
L’ANGE
Je n’ai pas de pays,
toute la terre est sous Dieu.
PLUSIEURS VOIX
Tu vois, la femme ?
Tes voix te trompent, tes voix se moquent.
On est dans la mare et « débrouillez-vous mes enfants », voilà ce qu’il dit, ton Ange !
<<<
LA FEMME
Europe qui t’appelles Mémoire.
L’ANGE
Europe, oui.
C’est une bonne terre.
FABER
Une terre étroite. Et vieille.
L’ANGE
Il y a longtemps qu’elle existe, c’est vrai.
FABER
Minée de tous les côtés,
découpée comme une dentelle,
morcelée comme un échiquier,
toute en petits morceaux où l’on se marche l’un sur l’autre.
DEUXIEME VOIX DE FEMME
Chargée, trop chargée.
L’ANGE
Et même sous le sol
elle est toute pleine de pierres.
FABER
Elle parle trop !
Elle jacasse !
Elle s’écoute parler !
TROISIEME VOIX D’HOMME
Analyste ! Disputeuse !
L’ANGE
Et, toujours, oui,
Elle veut voir clair.
<<<

FABER
Tu étales ton nom à travers la terre entière.
L’ANGE
Ce que j’ai à dire
la terre entière peut bien l’entendre !
il y a si longtemps que j’écoute l’homme.
Il y a si longtemps que j’écoute pour l’homme.
FABER
Mais moi
ce que tu as à dire
je ne veux plus l’écouter.
L’ANGE
Tu l’as entendu depuis longtemps.
Depuis ce jour où tu es né hors de moi
tu sais que tu n’auras jamais fini.
FABER
Maintenant, c’est assez,
tais-toi, Ange de Reims !
L’ANGE
Jamais fini d’avoir peur,
jamais fini d’espérer,
jamais fini d’avoir mal,
jamais fini de sourire,
jamais fini de sourire, de donner,
jamais fini de recevoir,
jamais fini de comprendre.
FABER
Nous voulons dormir et que tout soit fini.
LA FEMME
Pas moi !
FABER
Pourquoi ne pas dormir pour toujours ?

LA FEMME
Il y a mon sang !
LE CHŒUR
Tais-toi !
LA FEMME
Il y a mon cœur !
LE CHŒUR
Tais-toi !
LA FEMME
Il y a mes yeux,
il y a moi
qui veux dire oui
et qui veux dire non.
<<<
L’ANGE
Et moi,
moi, Europe,
est-ce que je ne suis pas fatiguée ?
Depuis que j’existe
la menace pèse sur moi et le désir du monde
et,
maintenant,
j’écoute une fois encore le bruit
des grandes multitudes
qui pèsent à ma porte de tous côtés
à l’est, à l’ouest et au sud.
Je suis seule,
escarpée, exposée sur tous mes flancs.
Oui,
en vérité,
maintenant j’ai peur.
DEUXIEME VOIX D’HOMME
Ecoute,
elle dit qu’elle tremble.

L’ANGE
Je le dis,
mais
en même temps
je dis que j’espère.
J’ai toujours telle chose à dire au monde
que je suis seule à pouvoir lui dire
et je la dirai.
Mais
je la dirai mieux
si tu es avec moi.
<<<
Il faut revenir
vers mon angoisse et vers mon espérance,
car
loin de moi tu ne seras plus toi-même
jamais.
Ce que nous ferons
est amer et difficile, mais
je te le dis
c’est pour faire cette chose,
cette peur et cet espoir
que toi et moi
pour toujours
nous nous sommes rencontrés.
FABER
Tu ne nous quitteras donc jamais ?
L’ANGE
Jamais !
Jamais je ne te quitterai, homme d’Europe !
FABER
J’aimerais dormir
et,
toujours,
près du sommeil,
on me jette de l’eau au visage
on me dit : « éveille-toi ».
L’ANGE
Tu sais bien que je suis la Mémoire
la Mémoire du monde
et ta Mémoire à toi.
Je suis chacun de vous
plus profond que le sang de votre mère.
>>>
Gratte le sol,
et sous le sol
gratte la pourriture :
ce que tu vois
je te le dis ce n’est pas elle,
mais son masque.
En-dessous
tu trouveras son visage et son âme
et tu te brûleras à la jeunesse de ses yeux.
<<<
FABER
Je me souviens de toi, Europe.
LA FEMME
Tes trois pieds plongent
dans une mer exiguë
et derrière c’est l’Afrique.
FABER
Ton front grandit vers le Pôle
et derrière c’est le froid.
LA FEMME
Ta droite reproduit toujours
le bruit des vagues.
DEUXIEME VOIX D’HOMME
Ta gauche est pour toujours
bordée par l’étendue
et par l’obscure peur asiatique.
LA FEMME
Europe légère et lourde,
toujours gagnée,
toujours perdue.
L’ANGE
Europe, à l’image de l’homme,
qui recommences toujours.
LA FEMME
Europe, qui es un homme,
un homme parmi les hommes.
FABER
Un homme et une femme face à face,
un homme et une femme qui se comprennent et qui ne se comprennent plus,
et qui recommencent.

LA FEMME
Europe qui crois
que l’homme se sauve même en se perdant.
FABER
Europe qui es le jour et la nuit.
LA FEMME
La lumière et l’ombre.
L’ANGE
Le oui et le non.
LE CHŒUR
Que va-t-on demander de moi ?
J’entends qu’on va me faire lever ?
<<<

L’ANGE
Oui, je m’appelle Mémoire.
Souviens-toi de ce cœur que je suis,
écoute-le battre
et dis à toutes les nations
ce que tu as entendu.
Ce cœur fera un si grand bruit,
il fera un bruit si juste
qu’elles se tairont pour l’écouter.
FABER
Europe qui es le cœur de l’homme.
L’ANGE
Tournez votre bateau vers la terre quittée !
Portez-vous à l’avant
et regardez la mer.
Cherchez la terre qui sortira d’elle.
Comme des enfants.
Comme des chercheurs.
Comme cet autre chercheur.
<<<
LE CHŒUR
Voilà, voilà,
je suis debout,
je retournerai vers ma terre.
L’ANGE
Je ne te demande pas autre chose.
FIN