
Théâme vient de recevoir d’une amie douée d’intuition – notamment pour la transmission – le petit volume daté de 1959, formé par le texte d’une pièce radiophonique créée juste après le 25 mars 1957, fête de l’Annonciation et date de signature pour le traité de Rome, intitulé EUROPE qui t’appelles Mémoire, comme si l’auteur, les acteurs, les auditeurs et lecteurs s’adressaient à l’être appelé Europe pour mieux se laisser… appeler par celle qui a Large-Vue et qui donne largement son appellation d’Eur-Ope. L’ange au sourire de Reims y joue un rôle plus que central : focal, car européen. Mais le peuple qui afflue au fil des pages n’est pas sans rappeler les foules qui aspirent à l’Europe, comme réfugiés intérieurs ou persécutés par toutes sortes de misères aux portes de cette Union en constante construction, surtout en ce mercredi des Cendres qui nous invite au premier pas liturgique vers la Résurrection.
EUROPE qui t’appelles Mémoire
Créé le 2 mai 1957 par l’Institut belge de radiodiffusion.
Sur la couverture : l’Ange à la gauche de Saint Nicaise. Portail Ouest de la cathédrale de Reims.
Editions André Silvaire, Paris, 1959.
A André Malraux.
Voyez la tragédie, abaissez vos courages,
Vous n’êtes spectateurs, vous êtes personnages.
(Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, chant I)
Voyez si me prêterez main-forte.
(Sophocle, Antigone)
Extraits : la ponctuation <<< signale la suspension des citations.
PREMIER TABLEAU
SCENE I
Sur le quai d’un port.
LE COLPORTEUR
Monsieur le surveillant du quai, salut !
Je viens,
comme chaque matin,
occuper l’emplacement de mon petit commerce.
<<<
L’homme a besoin,
sous la main, sous les yeux,
de toucher et de voir
ce qui lui rappelle sa vie.
LE SURVEILLANT
Colporteur, mon ami, seriez-vous un artiste ?
LE COLPORTEUR
Mais cela est connu, monsieur le Surveillant.
Chacun sait…
LE SURVEILLANT
Je ne suis pas ce chacun-là !
Méfiez-vous, mon ami,
L’imagination vous menace !
LE COLPORTEUR
Monsieur le…
LE SURVEILLANT
Il suffit !
Je m’en vais – un instant :
J’ai à faire proche d’ici.
(Il sort en chantonnant « La belle vie, en vérité… »)
SCENE II
LE COLPORTEUR
Eh ! qu’il se fâche ! J’ai raison après tout !
J’ai vu trop d’acheteurs pour m’y tromper !
Je les connais par cœur :
(On entend le bruit sourd d’une colonne en marche qui approche)
ils ont besoin de souvenirs comme de pain,
ils ont besoin de signes comme d’eau
et d’objets que l’on serre bêtement sur son cœur
et que le nom d’une ville, surtout, soit écrit dessus.
(Entre en scène une colonne d’hommes et de femmes conduits par l’officier, encadrés par les sergents.)
En voilà de nouveaux qui arrivent :
allons, je ne manquerai pas de pratique aujourd’hui !
Hélas ! la misérable troupe !
Jamais encore je n’en vis de pareille :
en guenilles,
la peau ridée et triste,
ployant sous le fardeau de hardes ridicules,
femmes, vieillards, enfants, sur le seuil de la mort.
<<<

SCENE VI
<<<
LA FEMME
Nous n’avons pas demandé de partir sur la mer
Mais de retrouver ceux que nous avons perdus
PREMIÈRE VOIX D’HOMME
O juge, il faut nous comprendre
LE PRÉSIDENT
Je puis entendre vos paroles
mais
ces oreilles que j’ai
doivent demeurer bouchées
FABER
Tu m’ordonnes de me taire,
mais je dirai à la terre
que j’existerai toujours.
Je lui dirai que la place
de l’homme est chez les vivants.
Chaque signe qu’on efface,
C’est qu’on me vole mon sang.
LE PRÉSIDENT
Vos signes sont ceux des absents.
FABER
Nos signes sont pareils aux vôtres !
Nous sommes tous faits pour passer,
mais nul ne peut me faire un autre
et nul ne peut nous effacer.
LA FEMME
Nous avons tous le corps et l’âme,
l’enfer et le ciel accolés.
Nous sommes tous un peu ailés.
<<<
SCENE VII
LE COMMANDANT, au porte-voix
Le commandant du cargo « Liberté »
à Monsieur l’Officier du Suprême Bureau :
il faut
qu’ils se présentent un par un ;
la passerelle est étroite
et je veux les compter.
LE CHŒUR
Notre Père qui êtes aux cieux.
LE COMMANDANT
Monsieur l’Officier,
mon bateau n’est pas grand ;
je prends ce que je puis porter :
vingt adultes.
UN SERGENT
Vingt adultes.
LE COMMANDANT
Dix enfants.
UN SERGENT
Dix enfants.
<<<
FABER
Que notre volonté soit faite sur la terre.
LE PRESIDENT
Bien, Messieurs les Gardes !
Célérité et non-violence, fort bien ainsi :
Pressons, pressons !
LE CHŒUR
Car notre volonté
est d’être libres pour chercher et choisir.
FABER
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation.
LA FEMME
Ne nous laissez pas succomber au désir
de nous étendre sur la terre.
LE CHŒUR
De ne plus bouger,
de faire les sourds,
de nous résigner à ce qu’on fait de nous.
LE COMMANDANT
Ajoutez dix paillasses au deuxième pont.
LA FEMME
Mais délivrez-nous du mal.
FABER
Le mal
qui est d’être contre la vie.
LE CHŒUR
Qui est d’être contre l’homme.
FABER
Car aller contre l’homme,
c’est aller certainement contre vous.
LE COMMANDANT
Fermez les écoutilles.
LA FEMME
Et si vous êtes l’arrivée,
donnez-moi confirmation que je suis le chemin.
LE COMMANDANT
Levez la passerelle.
LE CHŒUR
Que notre nom soit prononcé,
que notre règne arrive,
que notre volonté soit faite,
ne nous laissez pas succomber.
FABER
Et,
si vous êtes Dieu,
faites qu’ici, sur la terre,
nous puissions être des hommes.
LE COMMANDANT
En avant, toute !
LE CHŒUR
(tandis que le bateau s’éloigne)
Ainsi soit-il.
Ainsi se termine le premier Tableau d’EUROPE qui t’appelles Mémoire.

A suivre.