A peine évoqué son vivant aîné, voici que s’annonce un son qui s’enfonce. Le poète Yves Bonnefoy vient de quitter l’air et le froid pour un souffle qui libère notre silence, et qui l’aère :
Close la bouche et lavé le visage,
Purifié le corps, enseveli
Ce destin éclairant dans la terre du verbe,
Et le mariage le plus bas s’est accompli.
Quatre vers de Vrai corps, parmi les Derniers gestes parlant Du mouvement et de l’immobilité de Douve (Yves Bonnefoy, 1953).
Vingt ans après, Théâme entendit ses études soudain bercées par cette obscure poésie douce.
Trente-trois ans plus tard, l’humble maître secret posa même son autographe attentif et confiant sur le vieux recueil encore frémissant d’un rythme plus puissant que le sang.
Un jour, le luxueux livre d’art inaccessible à nos bourses d’étudiants se fit lentement proche, en édition de poche : il existe, nous redit la dernière page de L’Arrière-pays (Skira 1972, Gallimard 2003), un amont du réel.

Écoutons encore son grand frère Jean Starobinski nous ouvrir de sa voix éclairante l’oreille et l’invisible qui mûrissent en prémices de la révélation et de la relation :
«Tous les textes de Bonnefoy – poésie, proses, essais – comportent une suite de moments, comparables à ceux d’une traversée, où veille un désir partagé entre le souvenir et l’espoir, entre le froid nocturne et la chaleur d’un feu nouveau, entre la dénonciation du “leurre” et la visée du but. Ils se situent, pour ainsi dire, entre deux mondes (dans l’histoire personnelle, comme dans l’histoire collective) : il y eut un monde, une plénitude de sens, mais qui ont été perdus, brisés, dissipés. (C’est l’affirmation par laquelle commencent les doctrines gnostiques – et de les partager sur ce point rend Bonnefoy d’autant plus attentif à s’en séparer dans les étapes ultérieures.) Pour qui ne se laisse pas prendre aux chimères, ni au désespoir, il y aura à nouveau un monde, un lieu habitable ; et ce lieu n’est pas “ailleurs”, ni “là-bas”, il est “ici” – en le lieu même, retrouvé comme un nouveau rivage, sous une nouvelle lumière. Mais le nouveau rivage n’est lui-même que pressenti, préfiguré, inventé par l’espoir. Si bien que cet espace, entre deux mondes, peut être considéré comme le champ dans lequel se développe la parole de Bonnefoy, – champ qui s’ouvre nécessairement aux images du cheminement et du voyage, qui appelle la narration parfois, avec toutes les “aventures” qui interviennent dans les récits de quête : errances, pièges, fausses routes, entrées dans des ports ou des jardins. De fait, cette projection dans l’espace n’est qu’une image, une virtualité allégorique dont Bonnefoy sait qu’il lui faut aussi bien se défendre. Entre deux mondes : le trajet est essentiellement de vie et de pensée, il est constitué par le changement de la relation aux objets et aux êtres, par le développement d’une expérience du langage.» Préface de Jean Starobinski aux Poèmes d’Yves Bonnefoy (Gallimard, 1982).
Martine, sois louée pour ces mots et le lien vers cette voix vibrante et essentielle.
“Voici qu’Yves atteint l’autre rive” et comme il nous dit que celle-ci contient tout, attend tout,
offre tout.
Merci Martine!
Surtout merci à ces grands qui ont atteint l’autre rive, qui nous ont réveillés et continuent de veiller : juste après Yves, Michel, Elie…