
En ce jour de Noël où des éclairs tragiques, au-dessus de la terre, croisent des flammes d’espérance, une des dernières lettres de G. Bernanos semble revivre dans l’actuelle transparence étonnamment douce. A Hammamet en 1947, le romancier de combat écrivait avec reconnaissance pour l’hospitalité tunisienne : J’y revois cette lumière de Dieu, sans laquelle je ne suis pas seulement condamné à mourir, mais d’abord à devenir idiot.
Une pareille clarté baignait en lisière de désert la région de Palmyre il y a onze ans, lors d’un voyage organisé par un ami d’origine syrienne pour ses amis alsaciens. Depuis, l’absurde a frappé le site et les esprits, en révélant pour ainsi dire cette oasis de mémoire au moment où elle sombrait sous la barbarie. Pour la saluer, Paul Veyne évoque notamment les courants qui tenaient sous l’empire de leur dialogue tout l’empire romain aux premiers siècles de notre ère :
Le monde était-il dominé par une Fatalité aveugle, par une Fortune imprévisible ou par des dieux providentiels ?
Ce qui est sûr est que le rivage oriental de la Méditerranée joue un rôle évolutif de berceau pour les idées et les moyens de la paix, qu’il faut d’autant plus le protéger des conflits qu’il reste une aurore créatrice et fédératrice, comme les voyageurs de 2004 l’ont perçu dès leur retour, par exemple à travers cette page rédigée par Théâme bien avant qu’elle ne porte ce nom.
Le fait est que nous avons au couchant vu la mer et les yeux d’enfants s’enflammer sur les sites phéniciens, que le saphir a laissé la place au rubis là où la jeune EUROPE disparut aux yeux des siens, au seuil de la nuit des temps. Ainsi son enfance et son regard s’embrasèrent pour le saut dans l’inconnu, quand elle fut enlevée par un taureau plus beau que tous ceux qu’elle avait élevés ou aperçus avec ses frères. Il incarnait la lumière dont EUROPE ne pouvait, pas plus que la future Athéna-Minerve, se passer : un certain soir de jeux et de tendresse, elle le suivit en faisant corps avec lui comme le croissant de lune se greffe au front du jour, en unissant au Levant le Couchant, faisant enfin naître sous son élan marin le matin permanent. Ce n’est pas une vision monstrueuse ou ridicule, mais c’est une force allègre où le dialogue circule.
Car elle emportait avec elle les immenses peuples ennemis réconciliés par le simple surgissement de son alphabet, les grands regards de pierre auxquels succéderaient les icônes ; elle emmenait dans sa traîne souveraine l’éclat de la pourpre, du verre, de la musique et l’essor des premières voûtes, les délices des oasis et les promenades des nomades, l’Afrique ayant avec le dieu de la Mer préludé à sa naissance – bref, tant de mythes, de sites et de rites affluant vers son enlèvement, et même la croix, messagère d’un relèvement tout autre ! Ainsi l’Orient convergeait en elle pour son ultime épanouissement, pour un sublime accomplissement, pour un commencement perpétuel.
En effet, débarquant sur une crête méditerranéenne où d’abord elle cultiva, peupla et civilisa la Crète, EUR-OPE laissa derrière elle, malgré elle, avec ses parents éplorés des frères prêts à partir, explorer, à rencontrer toujours plus loin ; lancés à sa recherche, dans l’énergie du désespoir ils semèrent à leur tour, et pour tous les cœurs à venir, les graines des retrouvailles à célébrer ensemble, avec leur sœur invisible, mais désormais présente en profondeur, avec les réveils et les visages jusqu’à l’autre extrémité de la Méditerranée, avec les merveilles et les rivages, avec l’élevage et le courage, avec l’unité et l’hospitalité, avec les textes immémoriaux et les chatoyants tissages, avec le fin papier qui multiplie l’échange à l’infini, avec la dette mutuelle de la grâce et du merci. Car la Phénicienne aux grands yeux, à la figure large ou à la vaste vue – si l’on en croit les interprétations grecques de son nom, sans doute d’origine sémitique et suggérant l’obscurité qui l’attire et que du même coup elle déchire – fut non seulement adoptée d’emblée en Occident par les récits de son continent éponyme et futur, mais encore incarnée par l’essor culturel émanant déjà d’elle. Depuis, chaque fois qu’on approche le Proche-Orient, c’est l’aurore qui en riant de vous s’approche.
Sur le seuil de l’accueil, à la porte de notre maison commune, parmi les marqueteries de nacre et de bois, de pierres tour à tour sombres et mordorées, dont son pays natal garde le secret, EUROPE la fille de la faille syro-africaine et du Croissant fertile demeure en avant, telle une figure de proue : que dans son sillage l’Europe, avec son regard qui sait resplendir, éclairer, délivrer, puis s’élargir, aille de l’avant, vers la lumière toujours première ! Car d’EUROPE à l’Europe il n’y a décidément qu’un pas, qu’une lettre, ou plutôt qu’une aile. Que l’Europe sourie et qu’ainsi elle marie aux sources orientales la course occidentale !
Alep 27 avril – Strasbourg 9 mai 2004.

Puis vint le moment de rassembler des Notes rapportées de Syrie, scandées par les roues et les routes, par les découvertes partagées.
Premier jour : sud-ouest de Damas.
Au mont Hermon,
Suffit-il d’une colombe Pour tuer toutes les bombes ?
Mais l’Orient Va priant.
Deuxième jour : Palmyre.
De rainettes Aigrelettes,
De sculptures de crapauds Nées d’une terre sans eau,
De tendresse
Et de coussins,
Les corps défunts
Se redressent.
Par les chapiteaux de bronze doré, Par la fumée des bédouins installés,
A travers les ans les fidèles Reçoivent pour marcher des ailes.
Troisième jour : nord-ouest de Damas.
Un jeune Levantin,
Violoniste Un peu triste,
Eclaire le chemin :
Puis les voûtes Écoutent
Le chant D’Adam
Sur Myriame : On dirait une âme
Qui s’en va Tout là-bas.
[Ougarit]
Cachées, les grenouilles Raniment les fouilles.
Qui voulut enterrer
Près du sel la vieille ancre ?
Elle a su délivrer
Avec le roseau l’encre…
Quelle est donc cette voix
Qui relie les visages
Sinon l’esprit sans poids
Humant un voisinage ?
Quatrième jour : Alep et les villes mortes.
La liberté s’appuie à la croix,
Quand un défunt lègue l’espérance ;
Dès lors, la tente du deuil Devient une aire d’accueil
Si la famille, offrant sa présence,
Nourrit et désaltère avec, dans les yeux, Ce vœu : « Que Dieu lui soit miséricordieux
Pour le gîte qu’il vous accorde, Où toujours son amour déborde ».
Et les cousins Les plus lointains
Secondent le service Des poignantes délices.
Tout lieu
Vient à qui le désire
Comme un chant mélodieux
De lyre.
Ici naquirent l’alphabet,
Mais aussi le souffle du style :
Voici la paix
Blanche et tranquille
De saint Siméon Qui, mieux qu’un néon,
Sème la lumière, Limpide prière,
Plume dans l’air Doux, mais amer.
La stylitesse
Et le reclus
Avec la brise poétesse
Ont récité, conté, relu,
Les vers de chaque psaume. Aux abords du Royaume,
La terre peut trembler : Du ciel monte le blé.
Sur leur cheval, bédouine
Et bédouin
Ne fuient pas comme fouines,
Mais au loin
Font signe encore, Telle une aurore.
L’heureux lézard s’enfuit Parmi les arts détruits ;
Aux sites splendides Nous conduit le guide :
Les faux lions viennent haleter Sur les vallons vert tacheté
Que fouette L’alouette
Dans sa gaieté D’avant l’été.
Jusqu’aux portes
Où vit l’Absent, Des nuées d’enfants
Nous escortent.
Voyez l’humanité Sous leur timidité :
Pauvre allégresse, Parfois ogresse,
De ces petits, si maigres, si brutaux, Dont les yeux semblent plus clairs que leur peau !
Jour du retour.
Sous tes longs cils, EUROPE, Soyons moins misanthropes ;
Toi par qui crissa l’écrit, Fais-nous entendre les cris
De tes peuples, de nos frères, Qui luttent contre la guerre !
Voici que sur le sol syrien se redresse et surgit un rien :
dans l’humble roc de Mar Moussa, la crèche Est née d’une main anonyme et fraîche.
Sa ligne maladroite ouvre les bras : Un berceau sourit de tout son éclat
pour qu’à nouveau la grâce Prenne, donne, la place
et que cette translucide Nativité Rende plus lucide notre fraternité.
