Strasbourg organisait ce mois-ci ses huitièmes rencontres placées sous l’objectif Traduire l’Europe : Théâme s’en est faite le discret écho. Dans leur sillage, ajoutons qu’il s’agit par là même de construire l’Europe dont la langue, dit Umberto Eco, est précisément « la traduction », c’est-à-dire la transmission dynamique d’un contact en dialogues, en réflexions, en convergences. N’était-ce pas le premier cadeau d’EURope enlevée que l’alphabet capable d’abord de transcrire, donc de répercuter, la parole comme pour offrir une plus LARGE–vue ?
Volker Schlöndorff devant une affiche de son film, www.ambafrance-de.org
En tout état de cause, alors que le Journal franco-allemand d’ARTE a fait apparaître des axes nationaux divergeant à travers l’Europe, que le soir du jeudi saint laissait aux téléspectateurs le choix entre le grand oral d’un président de la république, la tragédie éclaboussant encore, près de 70 ans plus tard, les images d’Oradour-sur-Glane et du Vieux Fusil, enfin la résistance sacrifiée, mais saluée par la réconciliation, de La mer à l’aube, précisément dans le même temps l’amitié m’ouvrait deux fenêtres sur un air printanier, sur cette Europe foncièrement polyglotte, multipolaire et capable d’unification, sur les racines de la paix : les pages d’un récent pape polonais et celle d’un poète allemand classico-romantique, de passage en terre aquitaine.
Blérancourt en Picardie, vitrail de Fleur Nabert, www.fleurnabert.com
Jean-Paul II a envoyé le 4 avril 1999 une Lettre aux artistes qui mérite d’être au moins relue. Le processus créateur, humain et a fortiori divin, combine d’après lui l’état passionné, mais non passif, dans lequel l’œuvre achevée baigne d’émerveillement son auteur – tout en lui échappant – et la communion rendue ainsi possible, comme le soulignait Nicolas de Cues, celui-là même dont la réflexion théologique suggéra dès le Moyen Âge finissant la notion européenne d’union dans la diversité. Précisément, la morale s’y exprime pleinement, aussi bien sur le mode platonique articulant l’un à l’autre bien, bon et beau que sous le modèle évangélique : la Bonne Nouvelle proclame doucement et suggère nettement la nécessité de faire fructifier pour tous chaque talent. Dès lors, le « Dieu-Mystère » et le « Verbe fait chair » Se font musique, force harmonique, inspirant des ouvrages beaux toujours fidèles et nouveaux, le long de l’histoire humaine, à travers routes et veines, jusqu’à « traduire l’ineffable » inconnu qui déjà, dans les esprits, est advenu, ouvrant notre espace aux pas de la « grâce ».
Vers le pont Chaban-Delmas, www.33-bordeaux.com
Comme s’il avait jeté de solides ponts pour construire voilà deux cents ans l’Europe en marche, Hölderlin lui-même a relié, sous le charme bordelais, souffles germaniques et chants girondins, la coupe onirique et l’appel marin, lors d’un bref exil dans une demeure qui héberge à présent, dignement, la Maison de l’Europe Bordeaux-Aquitaine et qui porte sur sa façade la traduction des vers terminant son poème dont voici le sens en français.
Orienter sa pensée.
Le nord-est souffle,
Le plus cher des vents
Pour moi, parce que de lui l’esprit ardent
Et la bonne route viennent aux marins.
Mais va maintenant, salue
La belle Garonne
Et les jardins de Bourdeaux
Là-bas, où vers la côte pointue
S’en va le sentier, où dans le fleuve
D’un trait se jette le torrent, tandis qu’au-dessus
Tombe le regard de quelques nobles
Chênes et peupliers argentés.
C’est encore une bonne pensée pour moi ; comme
Ses vastes cimes se penchent
Au bois d’ormes, au-dessus du moulin,
Tandis que dans la cour pousse un figuier !
Les jours de fête s’en viennent
Les femmes brunes à cet endroit
Sur des sols soyeux,
Quand s’égalisent nuit et jour
Et que sur des sentiers lents,
De rêves dorés tout alourdie,
Passe une traîne tissée de berceuses haleines.
Maison de l’Europe Bordeaux-Aquitaine, sphotos-a.xx.fbcdn.net ?
Mais qu’arrive,
Pleine de l’obscure clarté,
Jusqu’à moi, l’une des coupes odorantes,
Pour que je puisse me reposer ; car doux
Serait à l’ombre un petit somme.
Non, il n’est pas bon
D’être vidé de son âme à force de mortelles
Pensées. Oui, il est bon
De bavarder et de dire
De son cœur l’opinion, d’écouter une série
De jours que remplit l’amour
Et de faits qui se produisent.
Mais où sont les amis ? Bellarmin(1)
Et son compagnon de route ? Plus d’un
Rechigne à gagner la source.
C’est que l’opulence commence
Dans l’océan. Eux,
Comme des peintres, rassemblent
La beauté de la terre et ne dédaignent
Pas la guerre ailée, ni
De vivre en solitaires, des années, sous
Le mât défeuillé, où la nuit n’est transfigurée
Ni par les jours festifs de la ville
Ni par le son des cordes ni par la danse locale.
Mais maintenant c’est vers les Indiens
Que s’en sont allés les hommes,
Là-bas sur la cime aérienne
Le long des coteaux à grappes, d’où
Descend le cours de la Dordogne, d’où
Ensuite, de conserve avec la splendide
Garonne, vaste comme la mer
S’écoule le fleuve, tandis que la mémoire
Se reprend et se redonne dans la mer,
Que l’amour aussi fixe ses regards zélés…
Mais ce qui demeure est fondé par les poètes.
[Traduction proposée par Théâme.]
(1) Dans l’œuvre en prose de Friedrich Hölderlin, Bellarmin est le compagnon d’Hypérion ermite en Grèce.